L’amour

L’amour dans la vie et dans l’analyse – Contrepoints

 

Une heure avant ma conférence au Congrès International de Cuiaba, j’ai appris la mort d’Alain Didier-Weill, un ami et un frère. Nous avons tous les deux fait notre analyse avec Lacan, dans les mêmes années, et avions pour le maître une affection fondée sur un respect profond.

L’écoute d’Alain était unique et j’ai eu le privilège de lui donner un entretien où j’expliquais pourquoi j’avais quitté le Brésil en vue d’effectuer mon analyse avec Lacan, comment étaient formés les premiers analystes lacaniens du Brésil et ce que signifiait l’importance de l’œuvre de Lacan dans mon pays. Lors de notre entretien, il avait sa voix douce de toujours, qui exprimait sa force, et je lui répondais dans une sorte d’enchantement.

Des années plus tard, il réalisa un premier film avec des analystes de la génération précédente, qu’il interrogeait, et utilisa un de mes lapsus pour donner son titre à son film : Quartier Lacan. Il n’y avait aucun mérite particulier de ma part à faire ce lapsus, mais il m’en a remercié dans un texte. Parce qu’Alain connaissait la valeur des manifestations de l’inconscient. C’est pour cela qu’il ne dissociait pas la psychanalyse de l’art.

La dernière fois que nous  nous sommes rencontrés, je lui ai dit que j’avais approfondi ma connaissance de la psychanalyse à travers la littérature. Alain a voulu savoir pourquoi et je lui ai parlé des idées que j’ai eues, grâce à mes romans, sur les effets de l’immigration et la vie des descendants d’immigrants.  

Comme Lacan, Alain savait légitimer la pensée d’autrui. Après ma conférence, qui m’a un peu coûté, mais dont j’ai senti que je devais la faire, ceux qui avaient connu Alain ont pris place à table à côté de moi pour évoquer l’importance de son apport. Avec Denise Maurano, Jacques Nassif, Jean-Michel Vives,  Mario Antonio Coutinho Jorge, Mario Eduardo Costa Pereira e Paolo Lollo, j’ai béni le fait que nous soyons là tous ensemble, à ce moment qui fut moins pénible du fait que nous savions qu’Alain continuait avec nous sous différentes formes.

Voici donc ma conférence de Cuiaba sur l’amour, à la mémoire d’Alain Didier-Weill qui est maintenant dans la compagnie des grands, Sigmund Freud et Jacques Lacan.

 

Pour traiter du thème d’aujourd’hui, je partirai de mon livre Qu’est-ce que l’amour et de mon expérience d’analyste.

Le livre commence avec le caractère énigmatique de l’amour, l’impossibilité de donner de l’amour telle ou telle définition. Nul ne l’exprime mieux que Fernando Pessoa : Ange […] de quelle matière est-elle faite, ta matière ailée ?

L’amant ignore pourquoi il désire l’autre. C’est peut-être quelque chose qui l’attire dans le visage, dans le corps, l’attitude, la façon de sourire ou de parler. En vérité, aucun de ces traits n’explique le pourquoi de l’amour. Cela signifie que le choix de l’amant est inconscient. Il n’y a pas de meilleure représentation que l’image d’Eros avec ses flèches, son arc à la main. L’amant est, pour ainsi dire, atteint par l’amour.

L’analyste, comme l’amant, se demande pourquoi l’analysant a besoin de lui, pourquoi c’est lui qu’il a choisi, pourquoi il est le sujet supposé savoir. Il s’agit d’une question qui trouve sa réponse dans le fantasme fondamental et doit être résolue à la fin de l’analyse ; celle-ci ne prend véritablement fin que quand l’analysant dévoile ce fantasme, grâce à quoi la relation de transfert peut s’établir.

Tout ceci devient clair dans un roman que j’ai écrit il y a trente ans, à la suite de mon analyse avec Lacan. L’héroïne, Seriema, ne se sépare du Docteur que quand elle découvre pourquoi c’est lui qu’elle a choisi. Paradoxalement, elle ne l’a pas choisi pour ce qu’il savait, mais pour ce qu’il ignorait : sa langue maternelle à elle. Seriema choisit le Docteur pour rester voilée, comme le désirait son père, d’origine orientale.

Comme chacun sait, le transfert est le processus par lequel les désirs de l’analysant s’expriment dans la cure, avec l’analyste comme objet.

À la différence de l’amour-passion, qui peut être éternel, le transfert est voué à s’achever ou à se dissoudre quand la supposition de savoir s’établit. Tout dépend alors de la tactique de l’analyste.

Qu’on le veuille ou non, le transfert surprend l’analyste, qui a besoin de le soutenir pour que la cure se fasse. À sa manière, l’analyste est un acteur. D’emblée, parce qu’il fait semblant de ne pas être surpris par le transfert : il simule pour que le désir puisse s’exprimer.

Jusqu’au terme de sa vie, Freud a été surpris par la répétition du transfert. C’est parce qu’il lui a résisté – dans le cas Dora – qu’il a introduit dans sa théorie la notion de contre-transfert. Le contre-transfert est la résistance de l’analyste, qui empêche la cure d’avancer.

Le transfert est substantiellement identique à l’amour, c’est pourquoi il existe un transfert positif comme un transfert négatif. L’amour peut, comme on le sait, se transformer en haine. Celui qui me déclare aujourd’hui je t’aime peut me dire demain je te hais. La raison de ce retournement peut se déduire d’une des paroles de l’amant quand il dit : sans toi, je n’existe pas. Si l’autre est la condition de mon être, si je dépends de lui pour exister, il est évident que s’il ne me désire pas, mon amour va se changer en haine. L’amant ne supporte pas d’être récusé, et pour cela, même le crime devient possible. Quant Othello se persuade, par erreur, que Desdémone l’a trahi, il dit : – Je vais la tuer… Qu’elle soit maudite désormais. Qu’elle pourrisse. Qu’elle disparaisse. Desdémone ne vivra pas…

Au sujet du passage de l’amour à la haine, Lacan a inventé un néologisme, hainamoration. À propos de ce néologisme génial, je voudrais raconter une petite histoire. Quand j’ai interrogé Octavio Paz sur son live de 1994, La double flamme, il m’a dit que les analystes, à l’inverse des poètes, avaient besoin de pages, de pages, de toujours plus de pages pour exprimer leurs idées. Je l’ai surpris en lui parlant de l’hainamoration, et me suis dit que Lacan était un grand analyste parce qu’il était un poète. À ce sujet, je me souviens qu’il a déclaré n’être pas assez poète pour être un grand analyste. En plus, le maître connaissait l’humilité.

Dans la cure, le transfert positif se transforme en transfert négatif quand l’ego de l’analyste se manifeste ou quand il tombe dans le piège de la lutte de prestige. Alors, au lieu de garder l’attitude d’Eros, il adopte celle de Psyché.

Pour expliquer ce qui en est, il me faut revenir au mythe.

Eros veut se comporter en amant caché. Il ne veut rencontrer Psyché que la nuit, protégé par l’obscurité. Psyché n’accepte pas cette condition, elle éclaire le visage d’Eros, il se révolte et il la quitte.

Être aimé sans être vu, de façon inconditionnelle, c’est ce qu’Eros désirait. Psyché refuse cette condition parce qu’elle établit avec Eros une lutte de prestige.

Quant l’analyste se comporte comme Psyché, il perd l’analysant. Mais pour ne pas faire comme Psyché, il doit occuper la place du mort et ne plus en sortir. Occuper la place du mort signifie accepter la contradiction inhérente à sa position.

La parole à laquelle l’analyste est soumis est primo non rompere – d’abord, ne pas rompre. Pour ne pas rompre, il ne peut pas mettre en doute ce que lui dit l’analysant.

Celui qui aime ne supporte pas le doute. Ainsi, Hamlet déclare à Ophélie : – Doute que les astres soient des flammes / doute que le soleil tourne / doute de la vérité même /mais ne doute pas de mon amour.

Qui aime croit. Il n’a pas besoin, comme saint Thomas, de voir pour croire, et l’analyste ne peut discréditer son analysant. L’analyste reste là, à écouter ce que dit l’analysant, sans le contredire. Je crois que c’est aussi pour ça Lacan est passé de l’interprétation à la ponctuation. Avec la ponctuation – l’interruption de séance, par exemple – il est possible de conduire l’analysant à s’interroger sur une parole aberrante sans s’opposer à elle.

Toute opposition est périlleuse, et l’analyste peut tomber de la corde raide où il se tient. L’analyste est un équilibriste, et comme le poète Manuel Bandeira, il pourrait dire à l’analysant : « Qui a dit que je ne t’aimais pas ? Je t’aime davantage que la vérité ».

Parce qu’il occupe la place du mort, l’analyste doit s’intéresser sans s’investir. Ceci veut dire qu’il n’est pas du côté de la jouissance. Il s’est donné pour règle l’abstinence, établie par Freud en 1915, quand il se demandait quelle devait être l’attitude du psychanalyste lorsque l’amour se manifestait dans le transfert. Freud dit que l’analyste doit s’interdire d’y céder, et amener l’analysant à renoncer aux satisfactions immédiates.

Le sexe est hors de question dans la relation analytique, encore que beaucoup qui se disent analystes n’aient pas pu lui résister. La vie elle-même peut présenter une relation contradictoire entre l’amour et le sexe. C’est flagrant dans l’histoire de Baudelaire. Sa concubine est Jeanne, perdue d’alcool et de drogue, « un enfer ». La femme qu’il adule, Apollonie, est une amie des lettres et des arts.

Sans révéler son identité, craignant le ridicule, Baudelaire envoie poèmes et billets à Apollonie. Il l’appelle ma toute belle, ma bonne et chère, mon ange gardien, ma Muse et ma Madone, il chante l’amour idéal, désintéressé, débordant de respect.

De1852 à 1857, tout se passe dans l’anonymat. Jusqu’à la publication des Fleurs du mal, un livre à succès provocateur et scandaleux. Dans l’ouvrage figurent les poèmes que Baudelaire envoyait à sa muse, Apollonie, qui se livre à lui. Mais l’échec du poète est complet, il exprime ainsi sa déception : – Il y a quelques jours, écrit-il, tu étais une divinité, ce qui était commode, beau, si inviolable… maintenant, tu n’es qu’une femme.

Apollonie, la femme idolâtrée, était une chair spirituelle et non, comme Jeanne Duval, faite pour le plaisir terrestre.

L’éthique de l’analyste est celle de la contention, même si le sexe et l’érotisme sont des manifestations de la vie. L’analyste est au service de la révélation de l’inconscient, grâce à quoi il est possible d’atteindre la liberté subjective.

Si l’analyste ne répond pas à la demande, c’est parce qu’il veut que le désir s’exprime. J’en trouve un exemple dans ce que Lacan fit avec moi. J’ai eu une première rencontre avec lui où je me suis engagée à revenir dans les deux ans pour faire une analyse de quatre mois. De retour à Paris, comme prévu, je l’ai appelé au téléphone pour lui dire que j’étais arrivée. Sa réponse fut celle à laquelle on pouvait le moins s’attendre : « Et alors ? ». Lacan ne m’a pas souhaité la bienvenue, il a bousculé le discours pour m’introduire tout de suite dans l’analyse. « Et alors, je veux faire mon analyse ». Un de ses recours les plus efficaces était de précipiter le désir.

Lacan m’a dit tout de suite avec fermeté : « Venez demain » et raccrocha. Il a utilisé un impératif et m’a livré au manque pour que l’analyse commence.

Comme l’analyste ne répond pas à la demande, son amour ne peut pas se comparer à celui de l’ami. La relation qui s’établit entre l’analyste et l’analysant est d’une autre nature, encore que l’analyste, comme l’ami, privilégie l’écoute.

L’amour de l’analyste ne peut pas non plus être comparé à celui de la mère, parce que l’amour qu’il offre n’est pas inconditionnel. Mais il est possible de comparer l’analyste à la femme enceinte, qui laisse son enfant se constituer sans savoir qui il est, et accepte le non-savoir.

Plus d’une fois je me suis demandé quelle est la relation qui existe entre l’analyste et Shéhérazade. La question peut paraître absurde, parce que l’analyste parle peu. Pour essayer de répondre à la question, je me remémore son histoire.

Trahi par son épouse, le sultan des Mille et Une Nuits fait pendre la sultane et décapiter ses femmes. Déçu, persuadé que la femme est infidèle, il en prend une chaque nuit pour la faire pendre au matin : les femmes ne sont pour lui qu’un objet de jouissance, et il espère ainsi ne plus s’illusionner. Mais Shéhérazade, la figure même de la séduction, conquiert Shariar et parvient à suspendre sa vengeance.

Comment s’y prend-elle ? Décidée à empêcher la mort des autres jeunes filles, elle demande au vizir son père de l’offrir au sultan comme épouse. Incapable de dissuader Shéhérazade, le vizir cède.

Shéhérazade se prépare et prend avec elle Dinarzade, sa sœur et sa complice. Dinarzade doit lui demander de raconter une histoire avant le lever du jour. Le plan se réalise et Dinarzade fait ce qui était convenu. Elle veut encore entendre sa sœur, une dernière fois. Le sultan accepte et devient prisonnier de Shéhérazade, qui sait interrompre l’histoire au bon moment et fait du sultan la victime de sa propre curiosité.

Shéhérazade l’emporte en opposant le sultan à lui-même, le désir d’entendre à la décision de mettre à mort, le plaisir de l’écoute à la répétition assassine du pouvoir. Shéhérazade se prévaut de la parole pour éviter la vengeance.

L’analyste ne conte pas d’histoires comme Shéhérazade, cependant, à travers son écoute, il fait se multiplier les histoires dans son cabinet, en mille et une épopées subjectives qui prennent corps. D’un autre côté, comme Shéhérazade, il enseigne à dépasser la haine en valorisant la parole.

Last, but nos least, pour terminer, je voudrais dire que la relation entre la littérature et la psychanalyse est très intime. Et que l’acte analytique a beaucoup à voir avec l’acte poétique. L’acte et la théorie analytique. Un exemple nous en est donné par les néologismes de Lacan. J’ai déjà parlé de l’un d’eux, la hainamoration. Mais je voudrais encore me souvenir d’un autre, le parlêtre, que nous traduisons en portugais par falesser, insinuant avec cette traduction que nous autres, hommes, naissons pour le phallus (falo), pour la parole (fala) et pour mourir (falacer) un jour.

 

 

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Conférence au Congrès International de Psychanalyse – Cuiabá, 17 novembre 2018.