Postface

Postface

 

Michèle Sarde (1)

Au début de ce roman, Sériéma, l’héroïne de Le Perroquet et le docteur se demande “ par quel bout la prendre néanmoins, cette histoire ”. Elle commence par la prendre par l’autre bout du monde, le monde de l’autre, c’est-à-dire, pour cette native de São Paulo, le Paris intellectuel et dominateur du brillant docteur. Mais Sériéma finit l’histoire par où elle commence, dans la patrie de Vari où ses ancêtres libanais sont arrivés du pays du Cèdre. Pour terminer l’histoire par le bon bout, il faut l’arrêter dans la langue où l’on rêve.

Le temps de savoir si ce beau récit intelligent appartient à telle ou telle étiquette de genre littéraire – roman ou autobiographie – paraît aujourd’hui révolu. “ Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans la société, dans nos habitudes, dans nos vies ”, écrivait déjà le Proust de Contre Sainte-Beuve ; le même, d’À la recherche du temps perdu, disait que c’était “ l’histoire d’un homme qui dit je et qui n’est pas moi ”. Il suffit de le ranger dans le genre postmoderne. Roman ou autobiographie, autofiction ou essai romanesque, nouvelle ou conte, autoportrait ou poème en prose, il y a longtemps que l’Europe de Kundera, l’Amérique de García Márquez, comme celle des universités du Nord nous ont libérés de ce faux problème, qu’avaient déjà réglé les vrais, les grands évricains indifférents aux critiques littéraires comme aux docteurs de Sorbonne.

Or dans le livre de Betty Milan, il s’agit justement d’Amérique et de sorbonicoles docteurs et aussi de beaucoup d’autres sujets, personnels et collectifs, locaux et universels. Il s’agit aussi de personnages, au sens le plus traditionnel du terme, depuis les protagonistes que sont Sériéma et son docteur jusqu’à l’assemblée des ancêtres libanais, “ turcos ” du Brésil, qui envahissent progressivement le divan dudit docteur pour le transformer, dans la tradition bien connue du réalisme magique latino-américain, en tapis volant. Il s’agit enfin d’une histoire, dans son sens le plus large de fable, de mythe, de conte, de saga et d’aventure intimiste. Bref il s’agit de fiction, et dans sa forme la plus récente depuis le XIXe siècle, de roman.
L’histoire peut être ramenée, dans la simplicité qui émerge en toute œuvre forte, du foisonnement des thèmes et de la complexité qui est celle de la vie même, à une proposition : Sériéma s’en va chercher son âme dans la capitale de l’esprit ; elle y découvre que son âme est au pays et que l’esprit souffle partout.

Par le sujet comme par le ton, par la fougue picaresque des allées et venues entre pays du Cèdre et pays des Tupis, entre pays des perroquets blonds et pays des docteurs sorbonicoles, le récit qui bute sur l’absurde étrangeté, sur le dépaysement géographique et individuel, évoque irrésistiblement le conte philosophique. Dans la pure tradition voltairienne, Sériéma, nom d’un oiseau sud-américain, est une Candide dont le Paraguay du XVIIIe se déplace dans le Brésil puis dans le Paris du XXe, une Ingénue dont la problématique serait identitaire plus que métaphysique. Mais les questions de fond ne varient pas : d’où suis-je venue, qui suis-je, où vais-je?

Le “ grand chambardement ” des ancêtres et les voyages entre l’Europe et l’Amérique sont à Sériéma ce que la course endiablée à travers le monde connu de la planète est au personnage voltairien. La capricieuse Cunégonde, si ardemment recherchée et si péniblement retrouvée, tient ici à Paris pignon sur rue et reçoit ses patients en fonction de critères d’entrée et de sortie plus arbitraires encore que ceux qui présidaient aux faveurs de la belle entre le Juif et le grand Inquisiteur. Pareillement, Cunégonde et le docteur finiront, de déception en déception, et par désenchantement interposé, par être les instruments de la connaissance, et même, de malentendu, les agents de la cure.

Car la cure analytique constitue le levier narratif du récit au même titre que naguère, le journal intime, la confession ou l’échange épistolaire. Que l’auteur du roman soit elle-même analyste et que l’évolution de la thérapie analytique soit aussi précise et clinique que les techniques de dissection autrefois prônées par les apôtres du naturalisme ne changent rien à son caractère instrumental dans la dynamique de la narration. L’analyse ici est traitée comme matériau du récit, source de première main, et surtout recours narratif permettant de diffuser l’information nécessaire à l’intelligibilité de l’enchaînement des événements et des étapes de la quête identitaire.

Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins et qu’on ne confonde pas la fiction avec l’essai ou le document ! Contrairement à l’autobiographie dont la loi impose une fusion entre auteur, narrateur et personnage, le roman est un espace imaginaire où ces derniers ne coïncident qu’au gré de l’auteur. Pour exacte dans l’ordre analytique qu’elle soit, la représentation de la cure est avant tout occasion pour la narratrice de raconter et de faire raconter son personnage. La qualité d’exactitude mesure ici, non une description scientifique mais un effet de réel, fonction de l’efficacité narrative, et surtout une cohérence de l’ensemble, fonction de la force de persuasion du texte. La connaissance approfondie qu’a son auteur de l’analyse relève de la documentation ou de l’expérience préalable à tout récit qui se réclame d’une vérité universelle, au même titre que la lecture des rapports de médecine qui prépara Zola à écrire Nana, ou les incursions du Flaubert de l’Éducation sentimentale dans la topographie de la forêt de Fontainebleau.

L’élément narratif de la cure est là avant tout pour nous rappeler que Sériéma est bien de son temps, qu’elle est un produit de la société du jet set et des psy et que le sujet principal du roman, lui aussi bien moderne et contemporain, est le drame de l’immigration, des populations déplacées, de l’acculturation et de la déperdition d’identité qui en est la conséquence la plus directe et la plus perturbante. Les grands débats du XVIIIe étaient liés à l’intolérance religieuse, à l’absolutisme monarchique, aux inégalités de caste. L’“ infâme ” au XXe siècle, c’est l’immigration, c’est l’exclusion, c’est l’inégalité entre Nord et Sud, c’est le mal à vivre des survivants de sinistres tragédies d’exil et de massacres. Et c’est de cela qu’il est question dans le roman de Betty Milan.

Le phénomène a laissé suffisamment de traces dans la littérature mondiale pour inspirer récemment des auteurs aussi différents que l’Argentin Hector Bianciotti ou l’Indien Naipaul à explorer, dans un genre baptisé “ autofiction ”, l’énigme des origines pour des fils et des filles d’immigrants qui ont perdu le fil de la lignée.

Partie d’une “ tabula rasa ”, d’une mégalomanie où elle se “ prend pour l’origine et la fin de tout ”, d’un monde intérieur où “ l’histoire n’existait pas ”, Sériéma à travers la cure se remémore et passe par l’étape dissolvante de la déconstruction de l’identité factice que lui a transmise une tribu incertaine de soi. Elle finit, en se séparant du docteur, par se réconcilier avec elle-même et avec les ancêtres. L’analyse est le révélateur de cette capacité progressive du personnage-narrateur à maîtriser sa propre histoire en même temps que celle des siens ; miroir interactif et évolutif, la cure en fournira les motifs et le langage.
La remémoration de Sériéma fait revivre un monde qui n’est ni exotique ni étranger, mais étrange pour les Brésiliens sans doute comme pour les non-Brésiliens, puisqu’il est celui de la diaspora dans la diaspora, d’une minorité étrangère dans son propre pays, d’une émigration particulière dans un pays d’immigration. Séparations, exils, nostalgies et mal à vivre, acculturations et refus d’intégration, comme des poupées russes, s’emboîtent les uns dans les autres : Chrétiens au Liban, Turcos venus du pays du Cèdre dans le pays des Perroquets blonds, Brésilienne dans un Paris où même le docteur rêve d’Amérique. L’image de la miniature persane au pays des Tupis figure la déperdition, le déficit de civilisation qu’implique chaque nouvelle partance mais aussi l’acquis et la richesse du nouveau métissage.

Dans la France mythique des duchesses et des docteurs en Sorbonne, miroir d’un Brésil également mythique, le maître du canapé, par sa superbe et son ignorance de l’autre, et du monde de l’autre, est la métaphore du parisianisme empanaché et séducteur auquel succombe Sériéma, à la suite de sa mère, de sa grand-mère et de bien des cultures colonisées. Et il est permis de se demander dans l’analyse qui est le perroquet, qui le docteur, celui qui confond la langue de l’oppresseur et la langue de l’opprimé en expédiant sa “ petite Brésilienne ” chez une disciple portugaise ou celle qui sort de chez elle et s’ouvre au monde dans le français, langue étrangère.

Qu’importe cependant que les “ erreurs ” du grand sorcier blanc soient ou non des lapsus et ses préjugés délibérés puisque avant tout il s’agit de s’égarer pour se rencontrer soi et les siens. Qu’importe que l’analyse comme l’écriture repose sur un pacte qui n’exclut pas le malentendu. Il s’agit de stratégies où avoir tout faux peut améliorer la copie de la vérité.

Tout maître de l’esquive et contempteur de la clepsydre qu’il soit, le malin docteur n’ignore pas son pouvoir de mettre un cran d’arrêt à cette aliénation sans fin où chacun est à sa façon le colonisé et l’expulsé de l’autre, quand ce ne serait que d’une société de psychanalyse. Ce sphinx “ vous faisait rechercher dans le passé les ingrédients du présent et vous donnait ainsi l’occasion de couper à la répétition en vous libérant du poids des aïeux ”. Immigrée par deux fois dans son cabinet de Sauveur, Sériéma rêvera un temps d’emmener avec elle en Amérique son docteur, avant de l’abandonner à d’autres exils ou à d’autres exilés pour retourner seule chez elle, c’est-à-dire en elle.

Ce faisant, elle se dépouillera de sa vêture de perroquet et renaîtra métisse, Turca brésilienne, sans plus de honte d’être ce qu’elle est “ inculte et en plus la peau tirant sur l’olivâtre ”. Et par la maîtrise de son passé, c’est-à-dire des errements et des folies des aïeux, Sériéma parviendra à assumer un avenir redéfini comme “ une nouvelle mémoire du passé ”, un avenir sur lequel ne pèse plus le poids de la répétition absurde et de l’autoaveuglement.

Ce travail de démystificiation de soi et de démythification de l’autre ne peut se dire dans l’ordre de la littérature qu’à travers le registre de la dérision. C’est par l’ironie, par la parodie, par le rire libérateur que le roman dénonce les pièges de la séduction et du snobisme, les malsaines peurs du ridicule qui débouchent sur la dévalorisation de soi et la survalorisation de l’autre. Silhouettes héroï-comiques, les ancêtres ne sont pas évoqués par leur complexité psychologique, mais par leurs liens directs avec le Cèdre originel et le Brésil plus ou moins accepté. L’errance de Sériéma à travers les rues et les cafés d’un Paris déshumanisé par l’intensité du dépaysement prend des allures plus cocasses que pathétiques et il y a du Knock ou du Molière dans ce grand homme de docteur qui a l’art de rendre les séances si courtes.

C’est en se moquant d’elle-même et de son idole parisienne que le personnage-narrateur parvient à transgresser ses propres tabous et à débloquer la remémoration de l’essentiel. C’est aussi par le rire que l’auteur noue les différentes strates de la narration et rend son récit attachant au sens littéral du terme. L’humour est ce qui permet le mieux au malheur humain de se dire sans complaisance et sans afféterie, et ce n’est pas un hasard si la référence à Don Quichotte, un Don Quichotte en jupons, est aussi prégnante dans le texte…

La dérision certes est opportune sous sa forme parodique quand il s’agit du portrait décapant que se renvoient l’un à l’autre Sériéma et le Docteur, dans la mise en abyme du désopilant couple Nord-Sud. Mais elle cède le pas à l’évocation lyrique dès lors qu’il s’agit d’évoquer la diaspora des ancêtres avec ses figures mythiques puisant leur magie dans le passé sud-américain et plus loin encore dans un passé d’avant le passé qui descend en droite ligne des mille et une nuits. Depuis Yana, “ cette folle de grand-maman ”, cette “ âme d’un autre monde, créature des inimaginables confins de là-bas, malgré son certificat de décès établissant qu’elle était bien morte au Brésil où elle vécut sans rien voir, marcha sans que son pied touchât la poussière du sol, et parla pour n’être point entendue ”, jusqu’à Raji, nom du père et du bisaïeul qui rêva l’émigration mais ne l’accomplit pas, en passant par Hila, Jarja, Faya “ qui nous légua un pays impossible, un pays imaginaire d’apatrides ” et le cordonnier Labi, l’arrière-grand-oncle paternel qui approuvait lui le paradis américain, et Azize, l’épouse de Faya, Azize “ aux yeux de colombe et aux lèvres en forme de lys ”, et Ména, et Carméla, et Louise qui ne quitta la prison paternelle que pour l’asile, dans une camisole de force, et Maléna, “ la mère de ma mère ” qui ne se plaisait qu’en France.

Seules les luxuriances baroques de la poésie permettent de redonner vie aux aïeux déracinés. Ils défilent l’un après l’autre, l’un avec l’autre, sur le divan parisien du grand mage, pleurant un Liban de moins en moins réel tandis que leur héritière, prodiguant au sorcier blanc les richesses qu’ils ont durement accumulées dans leur sueur et sur leur dos, se languit d’un Brésil imaginaire, bétonné dans les tours des villes surpolluées du Sud. Et ils y retrouvent avec elle la mélodie de leurs comptines, de leurs berceuses, la litanie de leurs proverbes, venus d’un autre âge et d’une autre culture, mais qui s’acclimatent en même temps qu’eux-mêmes acquièrent la langue de l’autre, et la font leur. Et ils y retrouvent leurs ingrédients du Cèdre – huile de sésame pour y écraser les pois chiches et faire la crème de homos ; pignons minuscules pour adoucir les boulettes de kébé ; “ épice de zatar pour saupoudrer les œufs frits ”, tomates et concombres des taboulé – mélangés avec les gâteaux glacés au goût de papaye et de jaca, les lasagne et le risotto adoptés en Amérique.

Entre Orient et Occident, “ posés l’un à côté de l’autre, comme la couleur sur la palette d’un peintre ”, une étrange cuisine s’élabore dans la mémoire des papilles d’une petite Brésilienne encore assujettie au divan d’un maître en voie de fondre lui-même comme neige au soleil, un soleil qui brûle les maniérismes et assèche les flatulences et les redondances. Et ces madeleines exotiques au goût composite vont accomplir leur office sacré de détonateurs et réconcilier l’héroïne avec le temps perdu, c’est-à-dire avec la langue perdue… et retrouvée.

Car c’est de la “ maudite obligation d’avoir à servir deux maîtres, le français et le brésilien ”, d’avoir à “ parler l’un en pensant à l’autre ” que surgira à la conscience de Sériéma, “ yoyo que se repassaient les deux pays ” le drame des premiers immigrants libanais condamnés à élever leurs enfants dans la langue de la nouvelle patrie. Il faudra des années d’analyse dans la langue colonisatrice pour que Sériéma, après avoir proposé de traduire les écrits du docteur dans son dialecte, proclame son allégeance à sa langue maternelle, le portugais brésilien, “ langue bénie du ão ”, et qu’elle avance comme motif légitime de son départ celui de la langue dont le maître fait lui-même “ le bien suprême au point d’en parler comme d’un trésor ”.
Dans son voyage sur le divan à travers époques et continents, dans sa diaspora reconstituée par l’imaginaire, Sériéma a décollé avec le viatique d’une langue aliénée dans laquelle ses premiers maîtres, les perroquets blonds, ne lui ont appris qu’à “ perroqueter ”. Elle a éprouvé les trous d’air, l’étouffement devant le risque d’aphasie, devant l’impossibilité de trouver les mots pour dire, dans la langue du docteur, rigide et hostile qu’est pour elle le français, le déracinement et la séparation, l’expulsion et le bannissement, l’exclusion et l’excommunication, qui sont au commencement des origines. Puis les mots pour dire l’identité par les aïeux et par le père et la mère et par le frère mort. Enfin les mots pour dire et se dire et commencer à exister.

Sériéma donc a buté contre les mots, les mots “ comme des choses… comme des obstacles ” qui lui barrent le chemin et lui bouchent la vue. Elle l’a enfin reconquise, cette “ langue douce aux longues voyelles comme chantée, indifférente aux règles de grammaire et qui rejette tout ce qui est contraire à l’usage ”. La langue de l’autre lui aura servi à retrouver la sienne. Et tandis que Sériéma le personnage se séparera sans états d’âme du très parisien docteur pour voler vers un Brésil où elle assumera désormais son métissage, l’auteur-narratrice prend congé de son lecteur avec la satisfaction d’avoir rempli son contrat en atteignant le dénouement. Elles sont, chacune à sa manière, libérées. Tant il est vrai qu’une œuvre de fiction énonce toujours, dans le noyau dur de la narration, le conflit de l’acte d’écrire et sa résolution.

La reconquête de la langue maternelle s’assortit d’une autre prise de conscience : la langue étrangère, le français du docteur, n’était qu’un voile qui servait de masque à Sériéma. C’est pour se dissimuler à elle-même son identité de femme que Sériéma a choisi un analyste qui ignore sa langue. “ Je l’avais élu… pour son ignorance, pas pour son savoir ”. Ce roman d’initiation prend la forme féminine du dévoilement. Garçon manqué, élue du père, Sériéma comprend que ce père l’a désirée, dans la tradition lointaine de cet Orient jamais vraiment déserté, voilée. C’est en se dévoilant devant le transparent docteur, au carrefour de toutes les transgressions, que Sériéma acceptera d’avoir un fils à qui elle ne transmettra pas le nom mais la filiation, qu’elle consentira à être à son tour lieu d’échange et de relais, brisant la malédiction des origines, pour engendrer à son tour. Qu’elle prophétisera dans l’œil de verre du fétiche son avenir de femme et d’être humain, enfin libre de ne pas guérir de ses rêves.

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1. Michèle Sarde est ecrivain et professeur. Romancière (Histoire d’Eurydice pendant la remontée) et biographe, notamment de Marguerite Yourcenar et de Colette (Prix de l’Académie des sciences morales et politiques). Elle a signé deux essais sur les femmes en France (Prix de l’Académie française).