Du roman au témoignage d’une cure avec lacan

Du roman au témoignage d’une cure avec lacan

Entretien avec Betty Milan

 

Cet échange fait suite à la rencontre organisée le 13 mai 2022, à Paris, par l’École de psychanalyse des Forums du champ lacanien (epfcl), à propos du livre de Betty Milan Pourquoi Lacan [1]. Betty Milan était l’invitée de Colette Soler et de Martine Mènes, avec lesquelles elle s’est entretenue

Diplômée en médecine de l’université de São Paulo, Betty Milan s’est formée à la psychanalyse auprès de Jacques Lacan, dont elle fut l’assistante au département de psychanalyse de l’université de Vincennes. Depuis trente ans, elle partage son temps entre São Paulo et Paris. Elle est l’auteure de nombreux romans, essais, chroniques et pièces de théâtre. Certains de ses textes sont traduits en français, en espagnol, en anglais et en chinois. Un de ses romans ainsi qu’une de ses pièces ont été adaptés pour le cinéma. Ainsi Betty Milan a-t-elle participé au scénario d’Adieu Lacan réalisé par Richard Ledes, sorti en 2022 aux États-Unis et que l’on peut visionner en streaming 2. Plus de renseignements sont disponibles sur son site : www.bettymilan.com.br

Dominique Marin [2]: J’ai difficilement pu attendre avant de me plonger dans Le perroquet de Lacan, à paraître en français, que vous avez eu l’amabilité de me faire connaître. Je trouve très intéressant d’avoir pu lire ces deux livres, ces deux adieux à Lacan, Le perroquet de Lacan et Pourquoi Lacan (sans point d’interrogation), à la suite l’un de l’autre et aussi après vous avoir écoutée.

Je voudrais vous entendre sur la nécessité qui vous a été imposée concernant votre témoignage de cure par cette fameuse censure qui existe toujours plus ou moins dans notre milieu. Si je prends, par exemple, le cas de la procédure inventée par Lacan pour témoigner du passage à l’analyste, la passe, il est vrai que les analystes de l’École, les ae comme on les nomme au terme de cette procédure, sont soumis à une sorte d’impératif : lorsqu’ils interviennent en public, il faut vite qu’ils laissent tomber le témoignage sur le déroulé de leur expérience d’analysant pour se centrer sur des questions plus générales, d’ordre théorique, susceptibles d’alimenter le savoir sur la clinique analytique.

Betty Milan : J’ai été membre de l’École freudienne de Paris, mais mon statut n’était pas celui des ae. Mon témoignage, Pourquoi Lacan, a été écrit quarante ans après que j’ai fait mon analyse, au terme d’un long parcours dans l’écriture en rapport avec ce travail. Le but de ce témoignage est de faire mieux comprendre le rapport entre la théorie et la pratique de Lacan. Un an après sa publication, le livre est traduit en trois langues et ça n’est pas un hasard.

Mon parcours dans l’écriture a commencé avec la traduction en portugais du premier séminaire de Lacan. Je l’ai faite pendant mon analyse et j’ai donc pu échanger avec Lacan sur les questions qui se posaient. Pourquoi avoir fait cette traduction ? Elle me permettait, d’une part, de vivre dans ma langue maternelle et, d’autre part, de transmettre la théorie aux psychanalystes brésiliens.

Après avoir fini mon analyse, je suis retournée au Brésil, où j’avais fondé avec Magno Machado Dias le Colégio Freudiano do Rio de Janeiro, et je me suis vouée à l’enseignement pendant plusieurs années. Dix ans après la fondation du Colégio, en 1985, j’ai dû m’établir de nouveau en France pour des raisons familiales et me suis retrouvée encore une fois exilée vis-à-vis de ma langue maternelle. J’ai donc commencé à écrire O Papagaio e o Doutor, qui a été publié au Brésil en 1991, puis en France en 1997 par les éditions de l’Aube avec le titre Le perroquet et le docteur. Dans ce roman, il est surtout question de l’immigration, de la xénophobie et de l’importance que revêt pour le sujet sa langue maternelle. Plusieurs années après le roman, j’ai encore écrit une pièce inspirée de mon analyse, Adeus Doutor. La pièce a été traduite en français et mise en espace par Jean-Luc Paliès au Théâtre du Rond-Point en 2009. Dans Adieu Docteur, il s’agit surtout de la question de la maternité. Comme ses ancêtres, l’héroïne doit engendrer un premier-né masculin pour accomplir ce que la famille attend d’elle. La grossesse devient donc un problème dans sa vie : après deux fausses couches, son mari se sépare d’elle. La maternité lui est-elle inaccessible ? Ne peut-elle s’identifier aux autres femmes de la famille ? Ou y a-t-il encore une autre raison ?

Après la mise en espace d’Adieu Docteur, j’ai voulu que le roman et la pièce soient traduits en anglais. J’ai eu la chance de travailler avec un grand traducteur américain du portugais du Brésil, Cliff Landers. Le roman est devenu Lacan’s Parrot et la pièce Goodbye, Doctor. Dans le cadre d’une conférence à New York, en 2018, Goodbye, Doctor a été lu à la New School of Arts, sous la direction de Richard Ledes, qui a voulu adapter le roman et la pièce pour le cinéma. Je lui ai cédé les droits en 2020. Pendant cette même année, lors du confinement, j’ai écrit mon témoignage, Pourquoi Lacan.

L’année suivante, en 2021, le témoignage a été publié par les éditions érès et le film de Richard Ledes, Adieu Lacan, a été réalisé avec David Patrick Kelly dans le rôle de Lacan et Ismenia Mendes dans celui de Seriema. C’est le premier film où figure Lacan.

Le film n’existerait pas sans la merveilleuse traduction de Cliff Landers. Mon travail avec lui m’a fait voir, de manière rétrospective, à quel point la version française de mon roman était éloignée de l’original. Il en va ainsi parce que le portugais du Brésil est encore mal connu des traducteurs. J’ai donc résolu de réécrire le roman directement en français en lui donnant pour titre Le perroquet de Lacan et je l’ai fait avec une expérience d’écriture que je n’avais pas dans les années 1980.

À cause du film, il m’est venu à l’idée de réunir le roman et la pièce dans un même livre, qui n’a pas encore été publié, et dont le titre est Adieu Lacan.

Dominique Marin : Le monologue intérieur, si souvent utilisé par les écrivains, permet-il de s’exprimer aussi librement que l’association libre – malgré leurs différences ?

Betty Milan : Le monologue intérieur existe dans le cadre de la littérature et l’association libre dans celui de l’analyse. Le premier a affaire à l’écriture et la lecture, le deuxième au discours et à l’écoute. L’écrivain utilise le monologue intérieur pour exprimer le plus librement possible ce qui se passe dans la tête de ses personnages. Pour écrire le monologue intérieur, il se met à leur place et il s’ouvre à ce qui veut s’écrire en leur nom. Quand il s’agit du monologue intérieur, c’est très important qu’on écrive avant de réfléchir sur ce qui s’écrit pour ne pas bloquer le processus. L’acte de réécrire autant de fois que nécessaire vient après et, comme me l’a dit Nathalie Sarraute lorsque je l’ai interviewée, il faut savoir s’arrêter de réécrire. L’analysant, comme l’écrivain, est libre de son discours, mais il n’écrit pas, il dit ce qui se passe dans sa tête pour être écouté par l’analyste. À la différence de l’écrivain, il n’est pas seul et il se peut qu’il ait moins de liberté. Cela peut expliquer pourquoi je suis passée par la fiction. Il y a des choses qu’on ose écrire mais qu’on n’ose pas dire.

Dominique Marin : Pourriez-vous préciser les usages que vous faites du monologue intérieur, en tant qu’écrivain et psychanalyste ?

Betty Milan : Je ne fais pas usage du monologue intérieur en tant que psychanalyste. Mais je l’ai utilisé dans mon roman Le perroquet de Lacan et dans ma pièce Adieu Docteur. Dans le roman, surtout pour le personnage de Seriema, l’héroïne. Dans la pièce, je l’ai utilisé pour le personnage de Lacan, et Richard Ledes a réussi à en faire une très bonne transposition pour le cinéma. Un exemple de soliloque (monologue intérieur du Docteur) dans la pièce : « Elle me provoque, maintenant. À quel propos ? Elle aurait mieux fait de penser à ce qu’elle a dit : “Je savais, et je ne me suis pas soignée” : voilà l’origine de la séparation. Mais ça ne sert à rien d’insister, forcer la main ne fait qu’augmenter la résistance et ce n’est pas l’objet de la manœuvre… Allons, Docteur, un peu de patience… » Dominique Marin : Le rapport de l’écrivain au discours intérieur est très différent de celui de l’analysant. L’écrivain est spontanément à son écoute tandis que l’analysant dépend du désir de l’analyste pour écouter le discours intérieur.

Betty Milan : Vous avez tout à fait raison. Je souhaite ajouter que dans le cas de l’écrivain le discours intérieur est au service de l’écriture quand il s’agit de penser à la structure, aux personnages, ou bien de réécrire. Mais quand j’écris un monologue intérieur, je me mets en situation d’écrire et j’écris. Je ne pense pas à ce qui me passe par la tête. J’écris et c’est tout. Dans l’analyse, l’analysant est attentif au discours intérieur et il l’exprime en principe sans se censurer. Je ne sais pas s’il faut dire qu’il écoute le discours intérieur. Il s’agit d’un discours dont on a conscience, mais qu’on n’écoute pas. C’est l’analyste qui écoute le discours de l’analysant. Écrire est une chose, être attentif à la pensée en est une autre et écouter en est une autre encore.

Dominique Marin : Le moyen que vous avez employé pendant près de quarante ans, la littérature, n’est-il pas du même ordre que la nécessité que vous expliquez si justement de vous exiler dans une autre langue que votre langue maternelle pour faire votre analyse ?

Betty Milan : L’exil dans la littérature me permet de faire des découvertes que je ne pourrais pas faire autrement. Le discours théorique aurait pu m’enfermer dans une langue de bois et m’empêcher d’approfondir les questions subjectives qui me concernent. La théorie analytique se nourrit depuis toujours de la littérature, et puis je suis née pour être écrivain, pour travailler avec mon imaginaire. Je ne peux pas m’en passer.

Dominique Marin : L’emploi de l’artifice littéraire induit une distance par rapport à l’objet dont parle l’auteur, tout comme le passage à une langue étrangère pour faire une analyse. Votre travail, dans votre témoignage, mais je dirais volontiers aussi dans votre style littéraire si savoureux, ne rend-il pas compte d’un fait de structure si communément inaperçu : l’exil du sujet de la langue ?

Betty Milan : C’est exactement ça, le sujet de la langue ne peut s’exprimer qu’à travers l’exil. Proust dit qu’un livre est produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Cet autre moi suppose l’exil pour se manifester. C’est bien pour ça qu’il y a de la résistance dans l’écriture et dans l’analyse. On résiste au déplacement.

Dominique Marin : En vous écoutant lors de la rencontre organisée par notre école le 13 mai au sujet de votre livre, je pensais à Jorge Semprún et son troublant témoignage de la libération du camp dans lequel il a été interné, ayant dû, lui aussi, en passer par la fiction littéraire durant quarante- deux ans avant d’aborder directement son expérience des camps.

Betty Milan : J’ai beaucoup aimé le témoignage de Semprún, que j’ai aussi interviewé. Comme lui, j’ai dû passer par la fiction pour m’éloigner suffisamment de l’expérience vécue et en parler d’une manière qui pourrait apporter quelque chose de nouveau. Il me semble que Pourquoi Lacan montre comment le désir de l’analyste peut se manifester et en quoi consiste la réinvention dans la psychanalyse.

Dominique Marin : Si Semprún a signé L’écriture ou la vie, vous, Betty Milan, vous nous faites le cadeau d’un livre mêlant l’écriture et la vie.

Betty Milan : À la suite du drame qu’il a vécu, Semprún aurait pu mourir s’il n’avait pas écrit. Mon drame n’était heureusement pas du même ordre. Je l’ai hérité de mes ancêtres immigrants, ceux qui ont été obligés de s’expatrier et de supporter la xénophobie, entre autres. À ce sujet, j’ai tout dit, dans ma fiction.

Dominique Marin : « Née pour être écrivain », dites-vous, et, en même temps, c’est la psychanalyse qui vous guide et sa diffusion dans le monde qui vous préoccupe. Vous avez cité Jorge Semprún et Nathalie Sarraute que vous avez interviewés, mais il y en a beaucoup d’autres, comme Michel Serres, Jacques Derrida, etc. Qui mène ces entretiens et pourquoi, l’analyste ou l’écrivaine ?

Betty Milan : Sans la psychanalyse, ma littérature n’existerait pas. Ce qui caractérise mon écriture, c’est la stylisation de l’oralité et cela dépend beaucoup de mon écoute. Quant aux entretiens que j’ai faits entre 1993 et 2002, ça a été un énorme défi. Outre mes propres livres, j’écrivais des chroniques pour un quotidien lu dans tout le Brésil et le journal m’a demandé de faire des interviews d’auteurs étrangers, principalement français. Je ne suis pas journaliste professionnelle, mais je me suis dit que ma pratique de l’analyse pouvait être un recours. J’ai évité tout ce qui met l’auteur au pied du mur – ce n’est pas ainsi qu’on procède avec l’analysant. Non pas que j’aie psychanalysé mes interlocuteurs, bien sûr, mais je ne voulais pas les brusquer, juste orienter les réponses. Les interviews ont été menées par l’analyste et l’écrivaine parce qu’il fallait les éditer.

Dominique Marin : Je ne peux manquer de mentionner cette activité si peu ordinaire, voire périlleuse, que vous avez menée durant plusieurs années pour un grand quotidien, A Folha de São Paulo, et pour le site internet de Veja. On peut retrouver des exemples dans un livre publié en français sous le titre De vous à moi. Vous avez tenu une consultation sentimentale qui passe par l’écrit, une sorte de réponse au courrier des lecteurs. J’ai été frappé par le nombre de références philosophiques, littéraires, artistiques (peintres, sculpteurs, réalisateurs) que vous utilisez dans vos réponses, j’en ai relevé plus d’une cinquantaine, pour un ouvrage somme toute relativement court ! Vous précisez bien que vous répondiez « du point de vue de l’écrivain qui a une formation psychanalytique, non de celui de l’analyste [3]. » Pourriez-vous nous éclairer sur cette dissociation, car j’aurais tendance à penser que pour vous littérature et psychanalyse sont indissociables ?

Betty Milan : Oui, littérature et psychanalyse sont indissociables. Mais dans le courrier du cœur, je voulais démarquer ma position de celle des psychiatres, psychologues et psychanalystes qui travaillent dans la presse et qui sont des illusionnistes parce qu’ils font croire qu’ils apportent la solution. Tout ce que peut faire le consultant conscient de ses limites est d’indiquer un chemin permettant de déboucher sur une solution. Le point de vue de l’écrivain me permettait de ne pas répondre à la demande… de rester lacanienne.

 

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[1] . Rencontre avec Betty Milan au sujet de son livre Pourquoi Lacan (Toulouse, érès, 2021) : https://youtu.be/j-_PJaxQkS0 2. www.adieulacan.com

[2] . Dominique Marin est psychanalyste à Narbonne. Il est membre de l’epfcl et enseignant au collège de clinique psychanalytique du Sud-Ouest.

[3] . B. Milan, De vous à moi, Toulouse, érès, 2020, p. 12.