Betty Milan & Jacques Lacan, une rencontre improbable et magnifique

Betty Milan & Jacques Lacan, une rencontre improbable et magnifique

 

Jean-François Rouzières
3 juillet 2003

 

Betty Milan signe trois textes remarquables, pas moins. Un roman, une pièce de théâtre et un récit. Et elle nous donne à voir ou à découvrir un Jacques Lacan profondément humain, débarrassé de la caricature dans laquelle on a bien voulu l’enfermer. 

L’ouvrage Adieu Lacan, qui réunit le roman Le Perroquet de Lacan et la pièce de théâtre Adieu Docteur, se structure autour de la cure analytique, afin de révéler l’importance de l’écoute. Ces deux textes témoignent de l’analyse de l’autrice par Lacan au 5, rue de Lille dans les années 1970. Les protagonistes, Seriema et le docteur Lacan, sont les mêmes dans les deux textes. Le roman traite surtout du drame de l’immigration et de la xénophobie, et éclaire d’un jour particulier l’épreuve de celui qui a déjà tout perdu, le migrant, et qui doit aussi faire face à la douloureuse épreuve de perdre sa langue. La pièce évoque plutôt la question de la maternité et du genre et elle met aussi en scène dans un étrange jeu de miroir Lacan et sa mère… 

Quant au récit, Pourquoi Lacan, il souligne le génie de Jacques Lacan, qui, dans son travail d’analyste, pratiquait la séance à durée variable, dite « séance courte », parce qu’il s’autorisait à l’interrompe au moment le plus opportun selon lui pour que le sujet, une fois dans l’« après-coup », puisse se faire « analysant » et non plus seulement patient. Cette pratique tellement décriée retrouve ici grâce à Betty Milan ses lettres de noblesse. Last but not least, Adieu Lacan est aussi devenu un film réalisé par Richard C. Ledes. 

Le titre du roman, Le Perroquet de Lacan, intrigue, car qui est le perroquet dans cette affaire ? Jacques Lacan ? Pour une Brésilienne fraîchement débarquée à Paris, le génial dandy ne doit pas manquer d’exotisme. Mais l’autrice, analysante qui vient chez le docteur pour délabyrinther son inconscient, répète-t-elle quelque chose ? La parole du maître ? Les mots de ses fantômes ? Les injonctions des autres ? Et, surtout, comment faire une analyse dans une autre langue que la sienne ? Face à ce qui semble impossible, Lacan ne se démonte pas, ce n’est pas son genre et il sait que « l’inconscient peut se manifester dans n’importe quelle langue, une de ses façons de déjouer la censure ». Il va donc privilégier le désir. Et une parole pleine, « dont l’histoire subjective était traitée comme une épopée ». Betty Milan précise : « Dès que nous fûmes assis, j’ai entendu ce “Dites-moi”, qui allait se répéter pendant toutes ces années. Ce n’était pas le sujet de la pensée qui importait, mais le sujet de l’inconscient, qui ne pouvait se révéler qu’à travers la parole. Il fallait passer du “Je pense donc je suis” au “Je dis donc je suis.” » Alors, Betty Milan travaille et se frotte à la langue française (Proust, Céline) pour permettre à Lacan de plus encore « précipiter la parole » et interrompre la séance au moment crucial, celui qui va permettre au sujet de libérer encore et encore un peu plus de lui-même. L’autrice ne se laisse pas le choix : « Le français serait la langue de mon analyse, puisque je ne concevais d’autre analyste que le Docteur. » Désir, quand tu nous tiens… Betty Milan va ainsi prendre possession du divan, de son histoire, de son désir de maternité et gagner une nouvelle patrie, la patrie de l’écriture. 

À la mort de Lacan en 1981, elle écrit : « J’ai choisi en exergue de sa nécrologie – écrite pour un journal du Brésil – un vers de Saint-John Perse : “Ils m’ont appelé l’obscur et j’habitais l’éclat.” Lacan a éclairé ma route, en permettant qu’une descendante d’immigrants libanais, victime de la xénophobie des autres et de la sienne propre, puisse enfin s’accepter. » Avec Jacques Lacan, Betty Milan a traversé un océan pour trouver son Amérique, une sorte de découverte inversée, mais la création de soi-même ne dépend-elle pas d’une nouvelle mémoire du passé ?